Le cerveau est en passe de devenir le poumon de Toinette. Plus rien qui n’y soit référé. Après le décryptage du génome, les développements techniques de la science nous promettent de lever – certes, pour… bientôt ! – les derniers secrets du fonctionnement du cerveau. Neuro-ci, neuro-là, les espoirs sont grands, les progrès évidents.
Ce qui marque, c’est que ce ne sont plus seulement les atteintes neurologiques ou encore ledit développement de l’intelligence qui en sont l’objet. Toutes les dimensions de l’être et de la pensée sont maintenant visées et concernées. Affects, sentiments, névrose, sexualité, amour, haine et bonheur – plus rien n’y échappe. La « vie mentale »[1] est promise à l’accès au rang d’une science et d’un traitement « objectif ». L’inconscient-même sonne comme le dernier bastion dont on trouvera la clé neurologique. D’où les errances où s’engouffrent d’aucuns, psychanalystes évidemment compris, d’un possible décloisonnement des disciplines : le cerveau se présentant comme le dénominateur commun « naturel » de la supposition que le psychique est cérébral.
Qu’on ne s’y trompe pas : l’inconscient de la psychanalyse, c’est pour mieux le tuer. L’aveu est de rectifier l’erreur freudienne qui, à l’instar de Christophe Colomb, aurait découvert autre chose que ce qu’il croyait[2]. Vive l’inconscient cognitif, où l’inconscient se trouve réduit à ce que ni Freud ni Lacan ne voulaient qu’il soit : les processus non conscients. Là se trouve le projet de fonder le cognitivisme sur l’inconscient lui-même.
Les véritables noces sont ailleurs. La marche en avant de la science dans son couplage à la technique fonde, à l’époque où la production est devenue le signifiant-maître mondial, un discours de la quantification qui emporte tout. Le matérialisme cognitiviste, et sa croyance que l’homme est une machine à traiter de l’information, a trouvé dans le cerveau son objet majeur[3]. Il lui permet de mieux voiler ou de redonner du lustre à son origine behavioriste, qui faisait dans son application au champ de l’humain, il n’y a pas si longtemps encore, honte. Le cognitivisme s’emploie à démontrer la légitimité du réductionnisme qui l’habite : celui de réduire la qualité à des quantités. L’évaluation en est le bras opérationnel et son idéologie. Un peu, beaucoup, passionnément est dès lors appliqué à tous les champs et « le suffixe neuro est la forme que prend le chiffre quand il vient capturer le psychique »[4]. L’imagerie cérébrale donne à ces mesures et corrélations, où tout peut être comparé, un substrat supposément scientifique – dont les plus honnêtes disent parfois ne pas savoir quoi en déduire –, mais dont on infère des processus mentaux et des solutions curatives qui ne mènent la plupart du temps pas bien loin. PIPOL 9 s’attèlera à dresser cette radioscopie des neurosciences.
L’individu est séduit par cette proposition de s’identifier à son organisme[5] par le biais de la mesure. Il aime à s’imaginer être une machine et ne répugne pas à voir son cerveau comparé dans son fonctionnement à un ordinateur aux potentialités incroyables. Il croit y trouver, par le chiffrage, une assurance et l’existence de son être qui ne cesse de fuir et qu’il n’a de cesse de vouloir rejoindre. Il y trouve aussi un idéal d’égalité – tous identiques et comparables – adéquat au souci démocratique. Le politique y trouve lui, depuis qu’il s’est enquis de s’occuper de la santé et du bonheur des peuples – ce qui n’est, pour une part, pas pour nous rassurer – un allié dans la gestion et la maîtrise des populations. Augmenter et optimiser, par la rectification de ce qui se trouve rabattu sur des biais cognitifs ou des sous-utilisations de potentialités, sont autant de promesses de lendemains qui chantent. Certes la courbe est souvent rentrante – c’est que le cerveau est une machinerie complexe, voyez-vous ! Mais la promesse reste de guérir du malaise dans la civilisation ; la séduction, puissante.
Il en sera ainsi. Ce sera pour le meilleur… et pour le pire. L’introjection du surmoi de la production, Performe ! – Jouis !, dira Jacques Lacan – n’a pas attendu pour produire ses effets en retour : burnout, suicide au travail, addiction, dépression, violence, exclusion, ségrégation et haine du différent. Quand il ne prend pas cette intensité mortifère, le nouvel impératif qui prescrit de se rendre maitre de soi et de son corps dans un rapport de bien-être rencontre les paradoxes de la jouissance que l’expérience d’une psychanalyse isole. À savoir, l’inconfort et l’intranquillité, non de l’individu, mais de ce que nous appelons avec Lacan, le sujet divisé, qui n’est jamais pareil et transparent à lui-même, qui reste non homogène, non catégorisable, incomparable. Bref, ce qui de l’individu met « en échec les algorithmes les mieux conçus […] les calculs les plus massifs qui prétendent tout expliquer, tout évaluer, tout prévoir »[6], fût-ce par les connexions neuronales et les activités du cerveau.
Une éthique du désir s’oppose à cette civilisation du chiffre et de l’imagerie cérébrale. L’inconscient, de la psychanalyse, témoigne de cela. Non, l’inconscient n’est pas une mémoire, fût-elle enfouie, oubliée, non consciente. Il n’est pas non plus la trace laissée par l’expérience, qui témoignerait de la plasticité neuronale. Si Freud et Lacan ont pu explorer ces pistes, c’est pour en arriver, par l’expérience, à la conclusion que l’inconscient que nous rencontrons par la psychanalyse témoigne d’un réel qui lui est propre. L’expérience d’une psychanalyse ne dit rien au cerveau. PIPOL 9 en recueillera les témoignages.
Ce dont l’expérience accumulée de la psychanalyse témoigne, c’est d’une insurrection du symptôme contre la catégorisation forcée à laquelle le sujet refuse de se laisser réduire. L’inconscient de la psychanalyse témoigne par ses effets retours qui font toujours effraction, trou, d’une commémoration d’une rencontre certes, mais d’une rencontre manquée avec une satisfaction qui conviendrait et qui, du coup, n’est jamais advenue. L’inconscient, c’est cette insistance d’une perte inassimilable qui réitère, et ne se laisse ni représenter ni mettre en image. Le corps est « une surface d’inscription de [ce qu’avec Lacan nous appelons] la jouissance qui ne cesse de fuir »[7]. À cet égard, l’image du corps voile le réel de la jouissance. Elle donne l’illusion, par une image mentale (dont Lacan a su traduire l’opération dans le stade du miroir), d’une unité et complétude du corps, alors que la pulsion qui l’anime est toujours en quelque sorte inachevée, partielle, disons-nous avec Freud. Cette image, c’est ce que les neurosciences tentent d’attraper par l’imagerie cérébrale. Le paradoxe, c’est qu’elle n’est pas du corps, mais relève du mental, du Moi comme image idéale de soi. C’est une méconnaissance des propriétés du corps de l’être parlant. Les neurosciences prolongent cette volonté de méconnaissance avec un arsenal technique inégalé. À cet égard, nous pouvons dire que le cerveau ne connaît pas la pulsion – au sens où la pulsion fait trou dans la cognition.
PIPOL 9 nous permettra de dresser les contours du réel propre dont l’inconscient témoigne. Il devrait nous permettre de resserrer cette notion d’inconscient au regard de l’époque. Nous maintenons, avec Jacques-Alain Miller, qu’il nous faut le soutenir comme « ek-sistant hors des normes du discours scientifique, si nous voulons sauver la psychanalyse »[8]. C’est en effet l’enjeu. Si, dans ce tintamarre de la fausse évidence, la voix de la psychanalyse peut paraitre faible, la puissance de la force du réel du symptôme n’est pas sans promettre quelques déboires à ceux qui parieraient sur son éradication ou sa maîtrise.
Faire l’hypothèse éthique de l’inconscient de la psychanalyse, d’une autre scène où le sujet peine à se reconnaître identique à lui-même, a des conséquences dans le rapport à l’humain. Il détermine une dimension éthique qui traverse dès lors l’ensemble des pratiques qui s’y rapportent.
Tous les champs de l’humain, y compris l’art, sont maintenant convoqués par le neuro-paradigme. L’enfant – objet électif de l’éducation – en est la première cible. Mais l’enfance se prolongeant maintenant loin, c’est l’être parlant dans son ensemble qui est concerné. Plus rien de l’en-dehors du champ des apprentissages[9] ne semble y avoir sa place. Les projets dans ce domaine ne sont pas sans être traversés de visées extravagantes, au mieux dérisoires, au pire dans leur dimension éthique, attentatoires à quelques principes de liberté. PIPOL 9 sera à même d’en récolter et d’en dévoiler quelques-uns à l’opinion éclairée.
Enfin, le champ de ladite santé mentale est évidemment en première ligne impacté. Si le neuro-paradigme peut se présenter modeste et habité des meilleures intentions, les praticiens de cette dite santé mentale, d’Europe et son au-delà, sont bien placés pour vivre dans leur chair la rectification forcée des pratiques à l’œuvre, opérée partout par le politique et son administration. Toutes ces politiques visent ouvertement le champ que nous appelons du transfert et de l’inconscient. Car c’est, bien au-delà, le champ de l’ensemble des pratiques de la parole qui se trouvent remises en cause.
L’idéologie du chiffre et le neuro-paradigme fondent des discours sans au-delà, qui produisent une vacuité sémantique. Comme l’indique Lacan, « le progrès de la science fait s’évanouir la fonction de la cause »[10], au sens où se produit un « ça veut dire quelque chose » là où « se rompt l’implication du sujet dans sa conduite »[11]. Ils sont congruents en cela avec la perte de sens, des valeurs morales et des pratiques qui se fondent sur la recherche d’une vérité. Nous en voyons tous les jours se déployer les effets. Le discours politique en est lui-même traversé, non sans quelques inquiétudes pour les temps à venir. Sans l’orientation de la psychanalyse, qui est une pratique qui se fonde du mouvement des Lumières, le champ semble libre soit à toutes les formes d’obscurantisme et d’ésotérisme, soit au nouvel essor du religieux.
PIPOL 9 donnera l’occasion à plus de cent quarante praticiens de démontrer les effets d’utilité publique de pratiques cliniques qui se fondent encore sur l’hypothèse éthique de l’inconscient, relevant du champ de la parole et du langage. Un aggiornamento des symptômes produits par ces coordonnées nouvelles du discours de la science s’y fera. Face aux symptômes d’aujourd’hui, ce sera aussi l’occasion de révéler l’ampleur du désarroi qu’a procuré dans le champ psy la disparition progressive de la dialectique des repères cliniques au profit de leur classification statistique et neurobiologique – repères que la psychanalyse d’orientation lacanienne a pu préserver et mettre à jour.
Qu’il y ait des interventions sur le cerveau qui puissent changer les comportements, les modifier, n’est pas à mettre en doute. C’est même ce qui ne cesse d’inquiéter. Personne ne méconnait les progrès permis par la science dans le champ du médical en général, et dans le domaine du cerveau en particulier. Un saut s’opère par contre quand nous entrons dans le champ de la subjectivité et du mental. La psychanalyse sera à même d’en récolter les effets, tant elle est le lieu d’adresse et d’interprétation de ce qui constitue la faille absolue qui habite l’être parlant.
Comme psychanalyste, nous avons l’expérience que la rencontre avec la jouissance et les manifestations du désir – si celles-ci produisent peut-être de la dopamine ! – ne relève pas moins de la contingence absolue. Jouissance et désir sont toujours singuliers, ne répondent à aucun modèle, et ne sont soumis qu’à la loi de la pure rencontre. Dans le champ du rapport entre les sexes chez l’être parlant, rien ne relève d’un programme établi – seule l’invention y est de mise. C’est ce que Lacan épinglait de l’aphorisme : Il n’y a pas de rapport sexuel. C’est là-dessus que nous fondons notre boussole en tant que psychanalyste. Il y a ce que nous nommons une jouissance dérangée, intrinsèquement dysfonctionnelle, de l’être parlant à son propre corps. Elle fait barrage au rapport entre les sexes et à toute possibilité de réconciliation hédoniste. Cette faille est à l’opposé de tout déterminisme physique, programme ou réel calculable. Elle relève d’un réel qui reste à la merci de la contingence absolue.
La psychanalyse propose un choix éthique : promettre à chaque un qui veut s’y prêter qu’il ne sera pas comparé ni « rééduqué », tout en lui proposant de serrer au maximum les coordonnées singulières qui fondent l’inconciliable de la contingence qui lui est propre. Pour qu’il puisse s’orienter dans la vie à partir de la logique qui détermine son mode d’être toujours symptomatique, à l’écart des illusions de l’identification.
Ce choix, c’est celui auquel PIPOL 9 ouvrira grandes ses portes, tout autant qu’il regardera en face et élucidera celui avec lequel il n’a rien en commun !
Yves Vanderveken
Directeur du 5e Congrès de l’EuroFédération de Psychanalyse
PIPOL 9
Cet argument développé reprend les axes qui organiseront le blog PIPOL 9
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[1] Dehaene S., Vers une science de la vie mentale, Leçons inaugurales du Collège de France, Fayard, 2018.
[2] Naccache L., Le nouvel inconscient, Freud, le Christophe Colomb des neurosciences, Odile Jacob Poches, 2009.
[3] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université́ Paris VIII, leçon du 16 janvier 2008, inédit.
[4] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 23 janvier 2008, inédit.
[5] Laurent É., L’envers de la biopolitique, Une écriture pour la jouissance, Navarin, Champ freudien, 2016, p. 19.
[6] Ibid., p. 10.
[7] Ibid., p. 15.
[8] Miller J.-A., « L’orientation lacanienne, Tout le monde est fou », enseignement prononcé dans le cadre du département de psychanalyse de l’université́ Paris VIII, leçon du 9 février 2008, inédit.
[9] Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Seuil, Paris, 2004, p. 335.
[10] Ibid., p. 329.
[11] Ibid., p. 325.